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Un nouveau paradigme pour les placements institutionnels

Kim Hyland, Chef des placements institutionnels mondiaux, Gestion des relations, et Rob Almeida, stratège en placements mondiaux, examinent les tendances actuelles qui touchent les investisseurs institutionnels et expliquent pourquoi la conjoncture sera fondamentalement différente des dernières décennies.

 

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Almeida : Qu’est-ce qui préoccupe les investisseurs institutionnels aujourd’hui? 

Hyland: Le monde des placements traverse une période intéressante. Je pense que nos clients savent que les prochaines décennies seront fondamentalement différentes. L’heure est à un changement de paradigme, lequel peut nécessiter une mentalité différente. L’année dernière a été marquée par un contexte de marché que nous n’avons plus connu depuis des décennies: la dernière baisse simultanée des actions et des obligations au cours d’une même année remonte à il y a plus de 40ans. Un tel environnement implique quelques tendances clés, auxquelles les investisseurs institutionnels doivents’attendre. 

Une première concerne le recul des marchés en 2022, qui a entraîné une baisse des valeurs totales. Conséquence, les besoins en liquidités sont devenus difficiles à satisfaire. Une deuxième gravite autour du rôle des titres à revenu fixe. Les obligations sont de retour. Les actifs sans risque, comme les obligations du Trésor, sont maintenant une catégorie d’actif concurrentielle. Il faudra peut-être que les investisseurs institutionnels revoient le rôle des titres à revenu fixe publics dans leurs portefeuilles. Et en ajuster la répartition et la composition en conséquence. La troisième tendance se retrouve dans la gestion de la surpondération des marchés privés dans le contexte actuel. Les clients surveilleront votre rigueur et votre capacité à maintenir une exposition conforme à votre politique à long terme.

Et une dernière porte sur le rôle de la gestion active. Compte tenu de l’évolution de la conjoncture, ilsepeut que nous nous dirigions vers une période de rendements plus modestes. La création de valeur peut devenir une composante essentielle de votre rendement global. Au cours de la période 2009-2021, la baisse des taux d’intérêt a créé un contexte de bêta solide, qui a fait l’effet d’une marée montante profitant à tous les bateaux. La hausse des taux devrait entraîner une plus grande volatilité et une plus grande dispersion sur les marchés. La sélectivité sera essentielle. Les clients disposent de nombreux leviers de création de valeur: la répartition régionale, la sélection des secteurs, la sélection de styles, la sélection des titres et la sélection des gestionnaires sont des façons différentes de créer de la valeur dans leurs portefeuilles. Dans un tel contexte, le rôle de la gestion active revêt une certaine importance.

Hyland: Le contexte de placement est difficile : une guerre ouverte avec la Russie, une guerre froide avec la Chine, une transition climatique et des pressions à la hausse sur les coûts. Unatterrissage brutal, un atterrissage en douceur ou aucun atterrissage? À quoi faut-il s’attendre en 2023 et par la suite?

Almeida : La croissance du PIB m’inquiète moins que les années de manipulation des taux d’intérêt. Des taux comprimés en dessous de leur niveau d’équilibre naturel sont dangereux, car ils favorisent l’accumulation de mauvais investissements. Les gens prennent des décisions financières en fonction de signaux faussés, et ces décisions sous-optimales – lancer une nouvelle gamme de produits, déménager dans une nouvelle région, investir dans une SPAC ou les cryptomonnaies – impliquent une exposition à des risques. Impossible de savoir quelles surprises nous réservent les deux, trois, cinq et même dixprochaines années, et cela devrait inciter les investisseurs à la prudence. Quels mauvais placements une société a-t-elle faits? Quelle est l’incidence de ces placements sur son bilan? Quel est le niveau de dettes accumulées du fait de ces mauvais placements? Mon avis sur la situation actuelle : les évaluations sont à tout le moins supérieures à la moyenne, les sociétés inscrivent des rendements supérieurs à ce qu’elles devraient et les flux de trésorerie sont trop élevés. Je pense que les investisseurs devraient se poser les questions suivantes: cet actif est-il bon? Quelle quantité de flux de trésorerie l’entreprise générera-t-elle? L’actif est-il surévalué ou sous-évalué? À mon avis, c’est là-dessus que nous devrions nous concentrer.

Je crois peu aux scénarios d’atterrissage en douceur ou brutal. Quelle importance, en effet, quand des sociétés se refinancent à 8%, mais affichent un RCI de 6%? Elles ne gagnent plus leur coût du capital. Récession ou pas, ces sociétés ne survivront pas.

Hyland: Ces 15dernières années, la baisse des taux, les mesures de relance budgétaire et les mesures d’assouplissement quantitatif ont plongé le monde dans le confort béat de l’argent facile. Comment les sociétés s’adaptent-elles à un contexte caractérisé par un coût du capital plus élevé et un resserrement du crédit? De nombreuses sociétés vont devoir refinancer leur dette. Quelles sont les répercussions sur les sociétés individuelles de notre plateforme? Quels sont les risques et les occasions?

Almeida : Au cours des 10dernières années, les émissions de titres de créance de sociétés ont été massives, car les taux d’intérêt étaient extrêmement bas. Les banques centrales espéraient en effet stimuler la croissance économique, la création d’emplois et la vitesse de circulation de la monnaie en incitant l’investissement dans des projets, des usines, des propriétés et de l’équipement. Cela ne s’est pas produit. Nous avons plutôt connu le plus important cycle de bénéfices de l’histoire des États-Unis et le plus faible cycle de croissance économique en 150 ans. Ce n’est pas à la production que sont allés les capitaux, mais dans l’engrenage financier. Les sociétés ont tiré parti des sources de revenus existantes. C’est pourquoi les bénéfices sont si élevés et que le marché boursier a si bien réagi. Mais c’est terminé. Les taux d’intérêt sont aujourd’hui à 4%; nous sommes passés d’un programme d’assouplissement quantitatif à un programme de réduction ou de resserrement quantitatif, ce qui change la dynamique. Jene sais pas à quelle vitesse cela va se produire, mais je pense que les sociétés qui ne sont pas en mesure de gagner leur coût du capital seront exposées. 

Nous sommes désormais trop gourmands pour notre monde; les sources d’énergie verte ne sont pas assez développées. Les entreprises sont préoccupées par leurs chaînes d’approvisionnement. Quels sont les risques que posent mère Nature et le contexte géopolitique? Je pense que cette situation appelle à un changement radical: les dividendes accrus et les rachats d’actions doivent faire place à une réduction des émissions de gaz à effet de serre et au rapatriement des chaînes d’approvisionnement. Ces mesures nécessitent des quantités énormes de capitaux, et les marges bénéficiaires en souffriront. Nous nous demandons qui peut gagner le coût du capital dans un tel contexte et qui ne le peut pas. Pour en revenir à votre question: c’est là que la sélection des titres prend toute son importance, car les disparités seront très fortes sur les marchés, aussi bien entre secteurs qu’à l’intérieur.

Le marché en tiendra compte avant qu’elles ne deviennent tangibles. Je ne sais pas si cela se produira au prochain trimestre ou dans trois ans. Toutefois, comme nous l’avons vu à maintes reprises, les marchés tiennent compte de certains facteurs avant qu’ils ne deviennent tangibles. Vous devez être prêt en amont, ce qui nous ramène à vos commentaires préliminaires sur ce que vos clients vous disent: ils sont préoccupés par la liquidité.

Hyland: Pensez-vous que la crise bancaire pourrait être le début de nouvelles difficultés sur les marchés? Quelle est l’opinion de notre équipe de placement à ce sujet? 

Almeida : Les cycles économiques ne meurent pas de vieillesse. Ils prennent fin à cause des mauvais placements. Dans les années2000, trop de capitaux ont été investis dans la construction d’un trop grand nombre de propriétés financées par les grandes banques de Wall Street. Ce déséquilibre a été corrigé en 2008 par un problème de solvabilité des banques. Aujourd’hui, les banques ont un problème de liquidité. Il ne s’agit pas d’une crise bancaire systémique. Toutefois, notre système bancaire est bel et bien fragmenté. À cause du contexte de taux d’intérêt artificiels, nous avons une capacité excédentaire, soit plus de 4 000banques américaines. Certaines essaient de voler trop haut, mais je ne crois pas que ce soit le cas de toutes. C’est un symptôme de l’environnement global. 

L’équipe de placement a tendance à envisager de la même manière ce type d’événements. En quoi cela change-t-il les profits et pertes de l’entreprise? Quels sont les risques que nous pouvons observer? Quels sont ceux que nous ne voyons pas? Quelles sont les répercussions sur un modèle donné? Le marché est-il surévalué ou sous-évalué? Bien que je crois que nous avons d’autres problèmes, la crise bancaire actuelle n’a rien à voir avec celle de 2008.

Hyland: Quel est notre avis sur ChatGPT?

Almeida : La technologie affiche la courbe proverbiale en S. Les tendances perturbatrices précoces connaissent elles-mêmes des perturbations tout au long de la route. À mesure que le marché de l’intelligence artificielle s’étendra, il sera difficile, voire impossible, de savoir qui en seront les acteurs à long terme. Nous préférons aborder la question sous un autre angle. Quels sont les services et les technologies que l’IA rend redondants? Voilà le risque. Au cours des 20dernières années, nous avons connu des développements importants dans les technologies, en particulier les logiciels, mais rien d’aussi révolutionnaire que l’IA, à mon avis. En termes simples, cette nouvelle technologie permet une adaptation rapide ou la duplication du codage. Peut-être que le modèle économique ou la proposition de valeur d’une société de logiciels reposait sur la vente d’un code ou d’un algorithme et que maintenant, l’IA peut accomplir la même chose, mais gratuitement ou à moindre coût.

La taille des ensembles de données liés à l’IA double tous les trois mois. Comparez cette hausse à la loi de Moore, selon laquelle la vitesse des semi-conducteurs double essentiellement tous les 18 à 24mois. La croissance de l’IA est six fois plus rapide que celle selon la loi de Moore, et cette croissance rapide bénéfice forcément à certains. Celle-ci entraîne des besoins de centres de données, de colocation et de tonnes d’équipement. Il existe certes des zones de risque que nous avons repérées selon moi, mais il existe aussi des occasions dans le secteur de l’intelligence artificielle – que nous avons nommées les «pelles et les pioches » – auxquelles nous sommes exposés.

Hyland: D’un point de vue ascendant, quelles sont les occasions que vous entrevoyez en matière de démondialisation et de rapatriement des entreprises?

Almeida : Pour s’assurer que les chaînes d’approvisionnement sont résilientes et avoir nos propres capacités de fabrication de semi-conducteurs et de véhicules électriques, il faut du personnel, des pièces et des biens. Ce qui implique des dépenses considérables en investissement et en exploitation. Les biens d’équipement et les sociétés industrielles en forment le cœur. Il semble y avoir un potentiel pour l’émergence d’un nouveau paradigme ou d’un chef de file sur le marché, mais bon nombre de ces sociétés étaient de bonnes entreprises au départ, et nous les détenons depuis longtemps. Que cette situation se déroule lentement ou rapidement, elle est susceptible d’accroître les bénéfices.

Hyland: Les bénéfices devraient augmenter pour l’année. On a l’impression que les marchés boursiers sont déconnectés de l’économie. Pensez-vous que les bénéfices commenceront àdiminuer?

Almeida : Le marché obligataire et les banques centrales présentent des signes très différents de ceux des marchés boursiers. Il y a des incohérences et, habituellement, les marchés boursiers sont en retard. Les sociétés ont financé leurs dettes à de faibles taux, mais elles doivent maintenant les refinancer à des taux plus élevés. Parallèlement, elles doivent composer avec la hausse des coûts de la main-d’œuvre et le ralentissement de la demande en biens. Pour certaines sociétés, cela s’est produit rapidement, comme nous l’avons vu avec certains fabricants de vêtements à la fin de l’hiver. Pour d’autres sociétés, la croissance sera plus lente en raison de leur structure de dette et de leurs marchés finaux. Même si je ne sais pas quand cette situation se produira, je sais que le marché en tiendra compte avant qu’elle ne survienne. Le marché boursier est généralement pris par surprise, mais il réagit rapidement. Les investisseurs doivent être prêts avant que cela se produise, et nous sommes prêts depuis un certaintemps. 

Les états des résultats et les bilans montrent de plus en plus de signes de fragilité, mais les gens trouvent des raisons de ne pas en tenir compte. Je ne dis pas que ces raisons ne sont pas valables, mais regardez la qualité des bénéfices. En général, à mesure que les cycles arrivent à maturité, les bénéfices nominaux augmentent et la qualité des bénéfices diminue. Regardez la différence entre les bénéfices déclarés par les sociétés et leurs bénéfices selon les principes comptables généralement reconnus (PCGR). Certes il y a toujours une différence en raison des charges hors trésorerie ponctuelles, mais à mesure que le cycle avance, les mauvais investissements commencent à s’accumuler. À la fin de2022, la dispersion était à son plus haut niveau depuis2007. La qualité des bénéfices est médiocre, ce qui est symptomatique de mauvais investissements. Il nous faut en avoir conscience. Ce qui compte le plus, c’est l’incidence que ce contexte d’exploitation structurellement différent a sur les états des résultats. Lesmarchés financiers devront s’ajuster. Les baisses des marges bénéficiaires et des ratios sont différentes de celles observées dans la conjoncture des deux dernières décennies. Les stratégies qui ont fonctionné dans le passé pourraient ne pas suffire au cours des dixprochaines années.

 

Les points de vue exprimés sont ceux du ou des auteurs et peuvent changer sans préavis. Ils sont fournis à titre indicatif seulement et ne doivent pas être considérés comme une recommandation d’achat d’un titre, une sollicitation ou un conseil en placement. Les prévisions ne sont pas garanties.

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